« Raconter des histoires », dans les deux sens du terme (contes ou balivernes), est tout un art. Marcel Jousse (1925), l’anthropologue du geste, le célèbre ainsi: « La grande force de conviction d’un homme c’est quand il est capable de prendre son auditoire et de le bercer comme une mère berce son enfant. Nous sommes essentiellement des êtres balancés et ondulés. »
Boniface le conteur bonimenteur y excelle, à l’instar des conteurs traditionnels, à l’instar des diseurs et bateleurs de foire, des montreurs d’ours du Moyen-Age et bien au-delà. Certains « faiseurs d’histoires » ou spin doctors (Christian Salmon) mettent aujourd’hui leur talent au service des grandes « marques » et des partis politiques, s’inspirant des méthodes du storytelling apparu aux États-Unis dans les années 1990.
Boniface nous introduit quoi qu’il en soit au jeu de la vérité et du mensonge qui caractérise par excellence l’art du conteur. Daniel Fabre et Jacques Lacroix (1970) présentent ainsi la manière dont tels conteurs languedociens intègrent le merveilleux au cadre quotidien : « Le géant défait les meules en juillet, le pêcheur dans l’étang remonte « le roi des poissons ». Ce libre mélange d’un monde et de l’autre, qui crée une ambiance d’étrangeté subtile, va permettre au conteur de se situer dans l’univers imaginaire qu’il a fait vivre. Alors ils se sont mariés, il y a eu une bonne noce. Ils m’ont invité au dessert ; j’ai mangé la glace et la pièce montée puis je m’en suis revenu retourner l’herbe. Il arrive aussi que nous sortions du conte comme d’un rêve : Je me réveillai et il fait jour. Ou : Le coq chanta et le conte finit là. »
Nadine Decourt et Jeanne Drouet
Il existe même des contes de mensonge ou menteries, longtemps exclus de l’école par des pédagogues trop scrupuleux peut-être, et qui retrouvent aujourd’hui un large public. Véritables « roulades » de l’imaginaire, les tekerleme, en Turquie, peuvent servir d’introduction aux contes merveilleux : ils préparent nos oreilles à tous les possibles, à toutes les métamorphoses, à tous les fantasmes.
Ainsi le pauvre peut-il devenir riche, le faible puissant, le temps d’une fiction. Leçon d’optimisme ou belle compensation, cette évasion dans un autre monde divertit et instruit, aide à affronter les épreuves de la vie, à poser les questions clés de la condition humaine. La réalité est bien le lieu d’ancrage des peurs, des désirs, des révoltes.
Les contes facétieux (dits aussi contes à rire ou à plaisanterie) ne sont pas loin des anecdotes, voisinent avec le fait divers. Contes d’animaux et fables (les frontières sont poreuses) donnent moins à asséner (morale) qu’à questionner (éthique) les normes de comportements et valeurs en usage dans une société à un moment donné de son histoire.
Tous ces récits offrent une exemplarité ouverte à toutes les interprétations à venir. Le conteur, en déroulant son récit, adresse au public une invitation au décentrement, au détour. Il s’aventure parfois hors des horizons d’attente de ses auditeurs.
C'est pourquoi, on ne saurait aborder cette littérature sans tenir compte du contexte (Geneviève Calame-Griaule), sans prendre la mesure des circonstances liées à la situation d’énonciation, lesquelles font partie intégrante de l’œuvre d’art (Paul Zumthor). Le dispositif narratif met en effet en jeu un conteur, un public, une histoire.
Nadine Decourt et Jeanne Drouet
Si conter fait partie de la vie quotidienne, émaille nos conversations, alimente rumeurs, légendes, récits de vie, transforme des événements en récits mémorables susceptibles d’entrer un jour en littérature, le contage ou art de conter n’est pas l’affaire de tous, mais affaire de spécialistes, qu’ils soient professionnels ou non. Certains métiers y prédisposent sous la double figure du laboureur et du navigateur selon Walter Benjamin : métiers itinérants (colporteurs en Bretagne, tailleurs et couturières en chambre dans l’Aubrac, employés de hammam en Algérie, soldats, commerçants, marins etc.) ou sédentaires (vanniers en Vendée, bergers en Corse, bûcherons au Canada).
Enseignants, bibliothécaires, comédiens, musiciens, parents, grands parents, retraités motivés (l’association L’Age d’Or de France a joué ici un rôle pionnier) se sont mis au conte aux lendemains de mai 68 en France, sous l’impulsion de Bruno de la Salle. Ce phénomène a fait l’objet d’un colloque international au titre éponyme : Le renouveau du conte en France et ailleurs rassemblant au Musée national des Arts et Traditions Populaires (21-24 février 1989, Paris) la plupart des acteurs concernés (Calame-Griaule, 1991).
La question de la professionnalisation s’est vite posée aux néo-conteurs, les formations se sont multipliées. En 2003, un programme d’action a été créé par le Ministère de la Culture : Mondoral (http://www.mondoral.org) porté par trois puis quatre pôles structurants en région :
Mondoral est à l'initiative de la création du Réseau National du Conte et des Arts de la Parole (http://www.conte-artsdelaparole.org/reseau/index.html) en 2007. Les pratiques se diversifient, passent les frontières, en relation avec d’autres arts vivants (cirque, danse, musique), voire en concurrence avec d’autres usages de la parole (rap, slam). Chaque conteur cultive son répertoire, puise à toutes les sources, contribuant ainsi à nous faire revisiter les genres. Chacun invente son style, sa signature d’artiste, comme en témoignent ici Yannick Jaulin (http://www.crdp-lyon.fr/les4saisonsdeleon/themeArtduconte.php?recherche=2&voir=tout), Claire Granjon (http://www.crdp-lyon.fr/les4saisonsdeleon/themeArtduconte.php?recherche=1&voir=tout), Mariette Vergne (http://www.crdp-lyon.fr/les4saisonsdeleon/themeArtduconte.php?recherche=6&voir=tout).
De nouvelles cartographies mouvantes se dessinent au gré des nomadismes de la voix, selon les apports aussi des technologies de l’image et du son. Où l’on voit qu’une même histoire peut être racontée tantôt comme conte (où réfléchir sa propre histoire), tantôt comme mythe (récit partagé d’explication du monde), tantôt comme légende (récit d’ancrage dans une mémoire locale), tantôt comme fable (récit à intention moralisatrice), tantôt comme récit d’enfance, roman d’apprentissage etc., avec les supports et dans les configurations les plus variés.
Le lien en est incontestablement la puissance germinative du verbe (Benjamin), la capacité de l’imagination à montrer, à rendre visible l’invisible, à tisser des chemins de vie. Boniface s’amuse ainsi à sortir de toutes ses aventures sur le mode étiologique : Depuis ce temps-là…, occupant pleinement sa fonction de conteur pour notre plus grand plaisir.
Nadine Decourt et Jeanne Drouet